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Commentaire de l’ordonnance du Tribunal judiciaire de Nanterre du 14 avril 2020- Société Amazon

L’organisation syndicale SUD assigné la Société Amazon devant le Tribunal Judiciaire de Nanterre en référé.

Elle estimait notamment que l’évaluation des risques professionnels inhérents à la pandémie de COVID 19 était insuffisante, et que les mesures de protection des salariés n’étaient pas adaptées.

Le Tribunal judiciaire (TJ) a rendu une ordonnance le 14 avril 2020, qui sera bientôt soumise pour examen à la Cour d’Appel de Versailles.

Dans l’attente, voici les principaux éléments à retenir de cette première décision :

1/ Les demandes du syndicat :

 

  • A titre principal, l’arrêt de l’activité des entrepôts en ce qu’ils rassemblent plus de 100 salariés en un même lieu clos,
  • A titre subsidiaire, d’arrêter la vente et la livraison de produits non essentiels, c’est-à-dire ceux n’étant ni alimentaires, ni d’hygiène, ni médicaux, et donc de réduire le nombre de salariés présents,
  • En tout état de cause, de procéder à une évaluation des risques professionnelles liés à l’épidémie.

 2La motivation de la décision et son analyse :

  • Le TJ examine la pertinence des arguments avancés par le syndicat SUD, la nature des mesures mises en place par AMAZON, et leur validité au regard de l’obligation de prévention de l’employeur dans le contexte de la pandémie.

Il s’agit de la première décision judiciaire offrant une grille de lecture didactique des obligations de l’entreprise, et qui passe au crible les différentes actions qui étaient mises en œuvre par l’employeur.

  • L’examen d’un certain nombre de mesures litigieuses est néanmoins « balayé » par le Tribunal, au seul motif qu’AMAZON ne fournit pas de preuve des actions de prévention alléguées. De ce fait, le Tribunal n’est pas entré dans l’examen concret de toutes les mesures proposées par la société.

La procédure d’appel devrait donc permettre de disposer d’une analyse plus complète, si la société parvient à réunir ces pièces.

Dans l’attente, l’on peut déjà relever plusieurs éléments clés qui éclairent sur ce qui sera attendu d’elles par l’Administration du travail et les juridictions judiciaires lors de litiges identiques qui sont imminents dans certaines sociétés.

  • La motivation de la décision est articulée autour de deux aspects principaux :
  • Le TJ estime que les représentants du personnel auraient dû être associés en amont à l’évaluation des risques et à l’élaboration des mesures de prévention :

AMAZON avait pourtant convoqué les OS à une négociation et s’était heurtée à un refus de dialogue. Elle avait en conséquence établi un plan d’évaluation et de prévention unilatéral, dont elle avait informé les CSE a posteriori. Le TJ retient que, s’agissant de la modification de l’organisation du travail, tant les CSE des différents sites que le CSE-C et les OS, auraient dû être associés en amont au plan de prévention.

Ce premier volet n’est guère surprenant, le TJ ne faisant qu’appliquer la démarche adoptée depuis maintenant plusieurs années par les juridictions judiciaires. Il confirme, si besoin en était, qu’il faut impliquer le plus en amont possible, les représentants du personnel dans le processus d’évaluation des risques et l’élaboration des mesures de prévention.

Si la voie de la négociation collective est bien entendu souhaitable, elle ne constitue en théorie pas un préalable obligatoire ; il convient en revanche a minima de solliciter les CSE dès l’engagement de la réflexion dans ce domaine. La CSSCT devra être associée aux travaux sur le sujet, en fonction des missions sui lui sont dévolues par l’accord de fonctionnement ou le règlement intérieur de l’instance.

  • Le TJ considère que les mesures d’évaluation et de prévention des risques n’étaient pas systématiques, ni pertinentes :

Plus précisément, le Tribunal bâtit une méthodologie comportant plusieurs étapes, en vérifiant successivement :

  • L’existence des mesures mises en place par la société,
  • La nature des pièces fournies aux débats,
  • La précision des procédures déployées,
  • Leur formalisation et leur traçabilité,
  • La façon dont elles ont été portées à la connaissance des salariés, dont l’encadrement,
  • Leur effet réel sur le risque épidémique, et son évaluation effective et préalable par la société.

A l’issue de cet examen, il retient :

  • Que la société ne justifie pas de la formalisation de nouveaux process, ni que les changements opérés aient été portés de manière appropriée à la connaissance des salariés,
  • Que l’évaluation des risques était insuffisante sur le fond,
  • Que l’insuffisance de cette évaluation ne permet pas de garantir une maitrise appropriée des risques,
  • Que cette défaillance constitue dès lors, une méconnaissance par la société de son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés.

Là encore, cette démarche est somme toute conforme à la lignée de la jurisprudence rendue dans le domaine de la protection de la santé et de la sécurité des salariés.

Les juridictions exigent, outre la stricte formalisation des actions, la démonstration de leur adaptation effective aux contraintes de l’activité, et la mesure préalable de leur efficacité.

3/ La sanction prononcée à l’encontre d’AMAZON :

Le Tribunal Judiciaire juge que ce manquement constitue un trouble manifestement illicite, et accède à la demande subsidiaire formée par SUD.

Ainsi, il ordonne à la société de restreindre les activités de ses entrepôts à la réception des marchandises, la préparation et l’expédition des commandes de produits alimentaires, d’hygiène et médicaux, tant que la société n’aura pas mis en œuvre une évaluation des risques professionnels et les mesures appropriées en découlant, en y associant les représentants du personnel.

Cette décision est assortie d’une astreinte évaluée, compte tenu des moyens financiers de la société, à un montant d’1 million par jour et par infraction constatée.

4/ Portée et perspectives de la décision :

Elle permet de disposer d’une première grille de lecture afin de bâtir utilement le plan d’évaluation et de prévention des risques qui incombe à chaque employeur.

Cette démarche concerne tant la période de continuité de l’activité, que la prochaine phase de « déconfinement ».

Certains éléments devront certes être nuancés compte tenu :

  • Du caractère non définitif de l’ordonnance,
  • Du fait que le Tribunal se soit basé pour l’appréciation de plusieurs mesures, sur la seule absence de pièces versées aux débats par l’entreprise,
  • Du contexte propre à l’activité de la société AMAZON. Notamment, celle-ci avait déjà fait l’objet de plusieurs mises en demeure et lettres d’observations de l’Inspection du travail, dont certaines avaient été contestées. Plusieurs DGI et droits de retrait avaient également été exercés par des salariés. Cette antériorité a évidemment été appréhendée par le Tribunal dans l’appréciation des éléments du litige.

Toutefois, cette première décision contribue, avec les décisions contemporaines des Tribunaux Judiciaires de Lille et Paris, à l’élaboration d’une forme de référence, tant pour les juges qui seront prochainement saisis de litiges identiques, que pour les organisations syndicales ou les CSE qui initieront des litiges en la matière.

Elle permet également aux salariés et représentants du personnel de tenter de légitimer des actions en contestation des modalités de travail ou de reprise du travail dans le contexte spécifique actuel.

Dans ce contexte, une synthèse des apports concrets de cette ordonnance est proposée ci-après.

A/ La méthodologie retenue par le Tribunal :

  1. Impliquer les représentants du personnel en amont de l’évaluation des risques :
  • Leur participation à cette évaluation doit être faite le plus en amont possible, et si possible dès à présent,
  • Celle-ci doit faire l’objet de compte-rendu écrits.
  1. L’évaluation des risques doit concerner chaque poste de travail : elle doit être aussi précise et explicite que possible,
  1. Les mesures de prévention doivent être formalisées dans des documents clairs ; l’entreprise ne peut se contenter de noter dans le document unique les mesures à prendre.
  1. Ces procédures doivent être portées à la connaissance des salariés.

B/ Exemples de mesures de prévention examinés par le Tribunal :

 

Mesures alléguées par Amazon Analyse du Tribunal judiciaire
Outils de suivi et de contrôle en cas de contamination de salariés Echange quotidien d’informations avec les équipes supports, sécurité et de prévention.

Identification des personnes qui ont eu des contacts étroits avec le salarié contaminé : analyse de ses horaires, usage de la vidéosurveillance.

Information des encadrants de proximité pour qu’ils puissent déterminer les salariés ayant eu des contacts étroits avec les salariés contaminés.

Validité des outils de suivi en cas d’infection et des mesures pour protéger les salariés.
Risque de contamination à l’entrée par le portique tournant Respect des distances entre chacun.

Utilisation possible de gel hydroalcoolique fourni individuellement à l’entrée à chaque salarié.

Les mesures n’étaient pas suffisantes, et les risques insuffisamment évalués.

Le Tribunal relève notamment que chaque salarié utilise un même portique d’accès, et que le nombre de salariés prenant son poste simultanément demeure élevé (entre 100 et 450 sur les mêmes horaires).

L’utilisation des vestiaires Moyens de désinfection pour nettoyer la porte et le système de fermeture de l’armoire.

Restriction de l’accès aux seuls salariés qui viennent en transport en commun ou en moto.

Présence d’ambassadeurs hygiène à l’entrée des vestiaires.

Ce risque n’a pas fait l’objet d’une évaluation suffisante aux motifs suivants :

Insuffisance des mesures dans les vestiaires (les salariés déposent leurs manteaux les uns à côté des autres sur des rambardes à proximité de leur lieu de travail).

Aucune directive n’est donnée à ces salariés « ambassadeurs » quant au nombre maximum de salariés pouvant occuper simultanément les lieux.

Plans de prévention avec les entreprises extérieures La société indique avoir adressé ces plans de préventions pour les entreprises de nettoyage de sécurité et les protocoles de chargement et de déchargement.

Il n’en est cependant pas justifié.

Il n’est pas justifié de l’intégralité des plans de prévention avec toutes les entreprises extérieures.

Pas de protocoles de sécurité pour les transporteurs, de document écrit s’agissant des opérations de chargement et de déchargement, etc …

Nettoyage La fréquence a été augmentée. Il n’est pas justifié avec suffisamment de précision des protocoles mis en place.
Manipulation des colis Pas de mesure prise car :

–        Il n’est pas justifié que le contact des objets peut générer un risque

–        Il n’existe pas de recommandations gouvernementales à ce propos

Insuffisance des gestes barrières.

Absence d’évaluation du risque de contamination tenant aux manipulations successives des objets depuis la réception dans l’établissement à la livraison par les livreurs.

Effectivité des mesures de distanciation sociale Distance de 2 m prévue entre chaque salarié.

Constat d’huissier versés aux débats.

Dans la réalité, non-respects ponctuels observés par l’IT.

Constat d’huissier non probant (en particulier, sur l’une des photos, l’on constate 4 personnes proches, sans distance de sécurité)

Outils de contrôle 350 salariés ont été désignés « ambassadeurs hygiène et sécurité », avec pour mission de garantir le respect par les salariés des mesures barrières et des consignes de sécurité et de prévention.

Audits quotidiens de l’équipe sécurité.

Aucune directive n’est donnée à ces salariés « ambassadeurs »

Pas de justification des audits menés.

Ni de compte-rendu des visites effectuées avec les OS.

Actions de formation et d’informations Mise en place de certaines mesures dont une nouvelle campagne qui devait être déployée. Mesures jugées insuffisantes.

Dispositif de formation jugé insuffisant, notamment en ce qu’il est peu adapté à la mise en application à chaque poste de travail.

Par exemple, aucune formation particulière pour l’emploi des gants alors qu’ils peuvent servir de support au virus.

Evaluation des risques psycho sociaux Considère avoir rempli son obligation. Evaluation des risques jugée insuffisante.

L’évaluation doit rendre compte des effets sur la santé mentale induits par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail, de pause, télétravail) les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés vis-à-vis du risque de contamination.