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Arrêt de la cour d’appel de Versailles du 24 avril 2020 AMAZON France Logistique c/ Union syndicale solidaire et autres

L’organisation syndicale SUD assigné la Société Amazon devant le Tribunal Judiciaire de Nanterre en référé.

Elle estimait notamment que l’évaluation des risques professionnels inhérents à la pandémie de COVID 19 était insuffisante, et que les mesures de protection des salariés n’étaient pas adaptées.

Le Tribunal judiciaire a rendu une ordonnance le 14 avril 2020, ordonnant à Amazon de restreindre ses activités sous astreinte. . Cette décision a ensuite été soumise à la Cour d’appel de Versailles, qui s’est prononcée le 24 avril 2020.

L’arrêt rendu offre une grille de lecture didactique des obligations de l’entreprise, et passe au crible les différentes actions mises en œuvre par l’employeur.

1/ Les demandes du syndicat :

  • A titre principal, l’arrêt de l’activité des entrepôts en ce qu’ils rassemblent plus de 100 salariés en un même lieu clos,
  • A titre subsidiaire, d’arrêter la vente et la livraison de produits non essentiels, c’est-à-dire ceux n’étant ni alimentaires, ni d’hygiène, ni médicaux, et donc de réduire le nombre de salariés présents,
  • En tout état de cause, de procéder à une évaluation des risques professionnelles liés à l’épidémie.

 2La motivation de la décision et son analyse :

La Cour d’appel avait la double mission de :

  • rechercher si la demande du syndicat était justifiée, au jour où les premiers juges ont statué, par l’existence d’un trouble manifestement illicite ou d’un dommage imminent (a),
  • puis apprécier si ce trouble ou ce dommage imminent persistait, en considération des circonstances survenues depuis la décision de première instance (b).

 

  1. L’appréciation de la situation au jour du jugement de première instance :

 

  • Le TJ avait examiné la pertinence des arguments avancés par le syndicat SUD, la nature des mesures mises en place par AMAZON, et leur validité au regard de l’obligation de prévention de l’employeur dans le contexte de la pandémie.

Il s’agissait de la première décision judiciaire offrant une grille de lecture didactique des obligations de l’entreprise, passant au crible les différentes actions mises en œuvre par l’employeur.

  • La motivation de la décision était articulée autour de deux aspects principaux, qui sont repris par la Cour d’Appel :
  • Les représentants du personnel auraient dû être associés en amont à l’évaluation des risques et à l’élaboration des mesures de prévention :

AMAZON avait pourtant convoqué les OS à une négociation et s’était heurtée à un refus de dialogue. Elle avait en conséquence établi un plan d’évaluation et de prévention unilatéral, dont elle avait informé les CSE a posteriori. Le TJ retient que, s’agissant de la modification de l’organisation du travail, tant les CSE des différents sites que le CSE-C et les OS, auraient dû être associés en amont au plan de prévention.

Ce premier volet n’est guère surprenant, le TJ ne faisant qu’appliquer la démarche adoptée depuis maintenant plusieurs années par les juridictions judiciaires. Il confirme, si besoin en était, qu’il faut impliquer le plus en amont possible, les représentants du personnel dans le processus d’évaluation des risques et l’élaboration des mesures de prévention.

La Cour d’Appel confirme pleinement le jugement sur ce point.

Elle ajoute que la contagiosité spécifique du COVID 19 et la complexité de la gestion des déplacements des salariés au sein d’un entrepôt entraine nécessairement une modification importante de l’organisation du travail, et que :

  • Le CSEC devait être consulté dans le cadre de l’évaluation des risques, comprenant la modification du DUER, puis la mise en œuvre des mesures appropriées,
  • Ainsi que les CSE d’établissement.
  • Les mesures d’évaluation et de prévention des risques n’étaient ni systématiques, ni pertinentes :

Le Tribunal avait bâti une méthodologie comportant plusieurs étapes, en vérifiant successivement :

  • L’existence des mesures mises en place par la société,
  • La nature des pièces fournies aux débats,
  • La précision des procédures déployées,
  • Leur formalisation et leur traçabilité,
  • La façon dont elles ont été portées à la connaissance des salariés, dont l’encadrement,
  • Leur effet réel sur le risque épidémique, et son évaluation effective et préalable par la société.

A l’issue de cet examen, il retenait :

  • Que la société ne justifie pas de la formalisation de nouveaux process, ni que les changements opérés aient été portés de manière appropriée à la connaissance des salariés,
  • Que l’évaluation des risques était insuffisante sur le fond,
  • Que l’insuffisance de cette évaluation ne permet pas de garantir une maitrise appropriée des risques,
  • Que cette défaillance constitue dès lors, une méconnaissance par la société de son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés.

La Cour d’appel de son côté, retient que la règlementation n’impose pas de méthode particulière pour procéder à l’évaluation des risques. Mais elle estime qu’il est pertinent, pour ce faire :

  • De procéder par unités de travail, en y associant les salariés,
  • De mener une approche pluridisciplinaire, en conjuguant des compétences médicales, techniques et organisationnelles.

En réalité, le Juge d’appel relève les efforts de la Société pour prendre un certain nombre de mesures et élaborer des plans d’actions.

Elle relève toutefois que la Société n’a pas évalué les risques psyho-sociaux, particulièrement élevés dans ce contexte, et que sa démarche n’était pas « à la hauteur des enjeux d’une pandémie ».

Là encore, cette position est conforme à la lignée de la jurisprudence rendue dans le domaine de la protection de la santé et de la sécurité des salariés.

Les juridictions exigent ainsi, outre la stricte formalisation des actions, la démonstration de leur adaptation effective aux contraintes de l’activité, et la mesure préalable de leur efficacité.

  1. L’appréciation de la situation au jour où la Cour d’appel a statué :
  • Chaque site avait initié une nouvelle évaluation des risques, invitant les membres des CSE d’établissement conformément au jugement du TJ.

Mais :

  • les sites ayant été fermés, les documents élaborés ne bénéficiaient pas de « l’apport essentiel des retours d’expérience, notamment de la part des salariés »,
  • ces démarches n’étaient mises en place que depuis le 15 avril, de sorte que les risques n’avaient pas été mesurés jusqu’à cette date.

La Cour d’appel procède ensuite par un examen site par site :

Site de Sevrey Liste détaillée, par lieu, des risques liés à la pandemie et des mesures déjà mises en place, prenant en considération les suggestions des salariés présent

Réunion du CSE pour travailler sur l’évaluation des risques, avec une méthodologie, notamment grâce a la création de groupes de travail,

Visite des locaux par unités de travail en présence des représentants du personnel,

Prise en compte d’un message du médecin du travail

Une démarche vertueuse a été mise en place, mais l’évaluation n’est pas terminée et le DUER n’est pas modifié à date
Brétigny sur orge Plan de continuité

Un document d’évaluation des risques a été dressé en CSE, qui comporte une liste de tous les risques recensés par lieu et/ou fonction avec mention des mesures existantes, des suggestions des salariés, des mesures additionnelles et la date de leur mise en place

Une démarche collaborative a bien été mise en place, mais l’évaluation n’est pas terminée et le DUER n’a pas encore été modifié.
Lauwin- Planque Plan de continuation

Organisation d’un CSE (un seul membre élu suppléant ayant répondu)

Puis d’un CSE extraordinaire

Tableau listant les risques recensés par lieu et/ou fonction avec mention des mesures existantes, des suggestions des salariés, des mesures additionnelles et la date de leur mise en place

Un travail soutenu d’évaluation des risques a été initié, avec une collaboration affirmée des représentants des salariés. Mais l’évaluation est toujours en cours, et le DUER n’est pas encore finalisé.
Boves Pas de plan de continuité

Réunion extraordinaire du CSE

Elaboration d’un tableau d’évaluation des risques, avec participation du médecin du travail

Le tableau reprend les risques par lieu et/ou fonction, les mesures déjà prises, les suggestions des salariés et les mesures additionnelles prévues pour y répondre, la date de mise en œuvre ce celles-ci

Une évaluation des risques professionnels a été menée de manière satisfaisante, avec modification du DUER au regard des risques induits par la pandémie
Montélimar Plan de continuité des opérations

Actualisation des plans de prévention des entreprises extérieures,

Etablissement d’un protocole de nettoyage des chariots automoteurs sur le quai de livraison,

Mise en place de barrières de séparation

Sécurisation d’un chemin de circulation des sorties des salariés,

Consultation du CSE sur le DUER

Le DUER présenté ne comporte qu’une page, le tableau produit est succinct au regard des documents des autres sites, et n’a pas de date pour la mise en œuvre des nouvelles mesures : l’évaluation des risques est encore insuffisante
Saran Evaluation conjointe avec le CSE et les délégués syndicaux, l’inspecteur du travail, le médecin du travail et la CARSAT

Elaboration d’un tableau listant les risques, les mesures déjà prises, les mesures additionnelles suggérées par les salariés et les dates prévisibles de mise en œuvre

Mais l’évaluation des risques est  encore en cours d’élaboration, et le DUER pas à jour
  • La Cour d’appel relève également que le CSEC n’a pas été préalablement consulté.

En d’autres termes, si les démarches entreprises suite à la décision de première instance semblent pour partie satisfaire la Cour d’appel, celle-ci fait le constat que les démarches n’ont pas encore abouti au jour où elle statue : les évaluations des risques ne sont pas achevées, et les DUER ne sont pas encore mis à jour.

Ainsi, elle relève :

  • l’absence d’une évaluation des risques adaptée au contexte d’une pandémie, et en concertation avec les salariés après consultation préalable du CSEC,
  • l’insuffisance des mesures prises par la Société Amazon,

Ce qui constitue un trouble manifestement illicite et, pour les salariés, un dommage imminent de contamination.

3/ La sanction prononcée à l’encontre d’AMAZON :

Ainsi, il est ordonné à la société de restreindre les activités de ses entrepôts à la réception des marchandises, la préparation et l’expédition des commandes de produits de première nécessité ou indispensables notamment au télétravail (la Cour complète ici la liste des produits visés par le TJ) , tant que la société n’aura pas mis en œuvre une évaluation des risques professionnels et les mesures appropriées en découlant, en y associant les salariés et les représentants du personnel.

Cette décision est assortie d’une astreinte évaluée, compte tenu des moyens financiers de la société, à un montant de 100 000 euros du pour chaque réception, préparation et/ou expédition de produits non autorisés.

4/ Portée et perspectives de la décision :

Elle permet de disposer d’une première grille de lecture validée en appel dans la perspective de la mise à jour du plan d’évaluation et de prévention des risques.

Cette démarche concerne tant la période de continuité de l’activité, que la prochaine phase de « déconfinement ».

Cette première décision d’appel contribue, avec les décisions contemporaines des Tribunaux Judiciaires de Lille et Paris, à l’élaboration d’une forme de référence, tant pour les juges qui seront prochainement saisis de litiges identiques, que pour les organisations syndicales ou les CSE qui initieront des litiges en la matière.

Elle permet également aux salariés et représentants du personnel de tenter de légitimer des actions en contestation des modalités de travail ou de reprise du travail dans le contexte spécifique actuel.

***

SYNTHESE

 

A/ La méthodologie retenue par le Tribunal et la Cour d’appel :

  1. Impliquer les salariés et les représentants du personnel en amont de l’évaluation des risques :
  • Leur participation à cette évaluation doit être faite le plus en amont possible, et si possible dès à présent,
  • Celle-ci doit faire l’objet de compte-rendu écrits.
  1. L’évaluation des risques doit concerner chaque unité et poste de travail : elle doit être aussi précise et explicite que possible,
  2. L’évaluation des risques doit être pluridisciplinaire, et impliquer les services de Médecine du travail et l’Inspection du travail
  3. Le CSE et le cas échéant le CSEC doivent être consultés sur les mesures d’adaptation qui seront retenues
  4. Les mesures de prévention doivent être formalisées dans des documents clairs ; l’entreprise ne peut se contenter de noter dans le document unique les mesures à prendre.
  1. Ces procédures doivent être portées à la connaissance des salariés, et expliquées.

 

 

B/ Exemples de mesures de prévention examinés par le Tribunal puis la Cour d’appel :

 

Mesures alléguées par Amazon Analyse du Tribunal judiciaire Analyse de la Cour d’Appel
Outils de suivi et de contrôle en cas de contamination de salariés Echange quotidien d’informations avec les équipes supports, sécurité et de prévention.

Identification des personnes qui ont eu des contacts étroits avec le salarié contaminé : analyse de ses horaires, usage de la vidéosurveillance.

Information des encadrants de proximité pour qu’ils puissent déterminer les salariés ayant eu des contacts étroits avec les salariés contaminés.

Validité des outils de suivi en cas d’infection et des mesures pour protéger les salariés. Ces mesures apparaissent satisfactoires à la date où les premiers juges ont jugé.
Risque de contamination à l’entrée par le portique tournant Respect des distances entre chacun.

Utilisation possible de gel hydroalcoolique fourni individuellement à l’entrée à chaque salarié.

Les mesures n’étaient pas suffisantes, et les risques insuffisamment évalués.

Le Tribunal relève notamment que chaque salarié utilise un même portique d’accès, et que le nombre de salariés prenant son poste simultanément demeure élevé (entre 100 et 450 sur les mêmes horaires).

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes
L’utilisation des vestiaires Moyens de désinfection pour nettoyer la porte et le système de fermeture de l’armoire.

Restriction de l’accès aux seuls salariés qui viennent en transport en commun ou en moto.

Présence d’ambassadeurs hygiène à l’entrée des vestiaires.

Ce risque n’a pas fait l’objet d’une évaluation suffisante aux motifs suivants :

Insuffisance des mesures dans les vestiaires (les salariés déposent leurs manteaux les uns à côté des autres sur des rambardes à proximité de leur lieu de travail).

Aucune directive n’est donnée à ces salariés « ambassadeurs » quant au nombre maximum de salariés pouvant occuper simultanément les lieux.

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes, de même que s’agissant des mouvements de masse à l’occasion des rotations de personnel à la prise de chaque service.
Plans de prévention avec les entreprises extérieures La société indique avoir adressé ces plans de préventions pour les entreprises de nettoyage de sécurité et les protocoles de chargement et de déchargement.

Il n’en est cependant pas justifié.

Il n’est pas justifié de l’intégralité des plans de prévention avec toutes les entreprises extérieures.

Pas de protocoles de sécurité pour les transporteurs, de document écrit s’agissant des opérations de chargement et de déchargement, etc …

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes
Nettoyage La fréquence a été augmentée. Il n’est pas justifié avec suffisamment de précision des protocoles mis en place.
Manipulation des colis Pas de mesure prise car :

–        Il n’est pas justifié que le contact des objets peut générer un risque

–        Il n’existe pas de recommandations gouvernementales à ce propos

Insuffisance des gestes barrières.

Absence d’évaluation du risque de contamination tenant aux manipulations successives des objets depuis la réception dans l’établissement à la livraison par les livreurs.

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes
Effectivité des mesures de distanciation sociale Distance de 2 m prévue entre chaque salarié.

Constat d’huissier versés aux débats.

Dans la réalité, non-respects ponctuels observés par l’IT.

Constat d’huissier non probant (en particulier, sur l’une des photos, l’on constate 4 personnes proches, sans distance de sécurité)

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes
Outils de contrôle 350 salariés ont été désignés « ambassadeurs hygiène et sécurité », avec pour mission de garantir le respect par les salariés des mesures barrières et des consignes de sécurité et de prévention.

Audits quotidiens de l’équipe sécurité.

Aucune directive n’est donnée à ces salariés « ambassadeurs »

Pas de justification des audits menés.

Ni de compte-rendu des visites effectuées avec les OS.

Actions de formation et d’informations Mise en place de certaines mesures dont une nouvelle campagne qui devait être déployée. Mesures jugées insuffisantes.

Dispositif de formation jugé insuffisant, notamment en ce qu’il est peu adapté à la mise en application à chaque poste de travail.

Par exemple, aucune formation particulière pour l’emploi des gants alors qu’ils peuvent servir de support au virus.

La Cour d’appel confirme que ces mesures n’étaient pas suffisantes. Elle précise qu’il n’est pas établi que ces documents aient été portés à la connaissance de chaque personne présente sur le site et expliqués.

La diffusion sur des écrans dans les salles de pause et le réfectoire ne sont pas suffisants.

Evaluation des risques psycho sociaux Considère avoir rempli son obligation. Evaluation des risques jugée insuffisante.

L’évaluation doit rendre compte des effets sur la santé mentale induits par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail, de pause, télétravail) les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés vis-à-vis du risque de contamination.

La Cour d’appel considère que ces risques n’ont pas été évalués